Actualités du réseau

Nous exhumons les archives !
 
Cet entretien a été réalisé en 2003 par la fédération nationale des CIGALES à l’occasion des 20 ans de la création de la première CIGALE (elle a été créée le 14 juillet 1983 à Paris, le S de solidaire n’a été ajouté qu’après une AG en 2000 pour insister sur le côté solidaire que Jean Paul GAUTIER et les autres membres de l’ALDEA estimaient contenu dans Alternative)

Jean Paul, tu es à l’origine du concept CIGALE et tu as été un des premiers présidents de la Fédération (1985-1987), peux-tu nous évoquer cette période de « pionnier » 

L’ALDEA (Agence de Liaison pour le Développement d’une Économie Alternative) avait tenté, depuis sa création en 1981 par Patrice SAUVAGE et quelques autres des Réseaux Espérance, de fonder une nouvelle approche de l’économie sur un rapprochement entre ce qui s’appelait à l’époque les nouveaux entrepreneurs et les nouveaux épargnants.

Les dogmes de l’économie dominante mettaient déjà l’accent sur la maximisation du profit, la course au développement, la subsidiarité de l’homme par rapport au capital, la relégation de la nature au rang de fournisseur de matières premières bon marché et de dépotoir. Une économie alternative viserait un recentrement sur l’être humain et ses besoins, un contrôle démocratique des processus économiques, le respect de la nature et de l’environnement au bénéfice des générations futures, une solidarité à l’échelle planétaire.

Un moyen réaliste d’aborder un projet aussi utopiste – risquons le mot – consistait à favoriser la création d’entreprises qui accepteraient le cahier des charges : mode de fonctionnement démocratique, utilité sociale de la production (biens ou services), processus de production économe en ressources naturelles et soucieux de la protection de l’environnement, solidarité. Ces entreprises, créées et animées par les nouveaux entrepreneurs, seraient dites alternatives.

Toutefois, à l’époque – mais les choses ont-elles vraiment changé depuis sur ce plan ? – de tels entrepreneurs, généralement impécunieux, ne parvenaient pas à trouver dans les circuits financiers classiques (banques) le financement de telles entreprises. Cependant un nombre croissant de personnes disposant d’une capacité d’épargne, même minime, commençait à se poser de sérieuses questions sur l’opacité du système bancaire et sur la signification réelle des produits financiers élevés. Ces nouveaux épargnants choisissaient d’obtenir une rémunération financière infime ou nulle pour leur épargne à condition d’en comprendre et d’en maîtriser l’utilisation en conformité avec leurs positions éthiques.

Sur ce substrat idéologique et pratique, les Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative Locale de l’Épargne sont venus renforcer et développer les actions que l’ALDEA menait au coup par coup. Le modèle juridique de la Cigale, son objet, ses objectifs, son mode de fonc­tionnement la placent à l’évidence au carrefour du social, du politique et de l’économique, sous le contrôle de l’éthique. Techniquement parlant, la Cigale constituait un outil idéal pour le but recherché. Peut-être l’utopie commencerait-elle à devenir réalité ? Dans cet état d’esprit, le conseil d’administration de l’ALDEA adoptait le modèle Cigale comme vecteur principal de l’agence et dans l’enthousiasme, en créait le premier exemplaire, la Cigale du Château d’Eau. Les saisons qui suivirent connurent quelques créations.

Voici donc quelques Cigales dispersées sur le territoire métropolitain. Leur puissance est infime, leur nombre est faible, leurs moyens financiers d’intervention sont dérisoires. Pourtant les premiers investissements constituent, tant pour les épargnants membres des Cigales que pour les responsables des entreprises bénéficiaires, des expériences inoubliables parce qu’éminemment concrètes en même temps que porteuses d’un immense espoir de changement. Cependant, en application d’une doctrine qui va des trois mousquetaires au CCFD (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement) en passant par Proudhon, qui nous rappelle qu’ensemble nous pouvons tout à condition d’harmoniser et de coordonner des efforts autonomes et solidaires, la nécessité d’une structure de soutien aux Cigales devenait évidente.

Ainsi est née la Fédération, d’abord sous la présidence de Patrice SAUVAGE. Elle avait pour missions de susciter et de favoriser la création de nouvelles Cigales, d’en faciliter le
développement notamment par la formation, de représenter le mouvement à l’égard des institutions, notamment publiques (c’est la raison pour laquelle Patrice SAUVAGE, fonctionnaire des Finances, abandonna rapidement la présidence), de trouver de nouvelles réponses aux questions posées par l’économie alternative en émergence. L’une de ces réponses fut GARRIGUE, dès juillet 1985, mais ceci est une autre histoire.

Depuis, tu as suivi les évolutions des clubs Cigales en tant qu’outil et en tant que mouvement, qu’en penses-tu ?

À la distinction entre outil et mouvement, je préfère celle de plusieurs fonctions. La fonction épargne consiste à accumuler la ressource qui pourra être utilisée ultérieurement. La fonction
investissement couvre plusieurs étapes ou moments : la recherche d’opportunités, l’étude et le modelage des projets d’investissement, la décision puis le suivi des investissements. La fonction formation présente deux facettes, ad intra et ad extra : elle s’exerce tant à l’égard des membres de la Cigales qu’à l’égard de personnes extérieures. La fonction coordination doit faciliter les synergies au sein des Cigales. La fonction développement doit conduire à la multiplication et au perfectionnement des Cigales. La fonction représentation cherche à défendre les intérêts et les points de vue des tenants de l’économie alternative.

Le principe de l’autonomie solidaire s’oppose à une délégation complète de l’une de ces fonctions, serait-ce à une Association Territoriale ou Régionale ou à la Fédération nationale. Le principe de subsidiarité conduira à faire assurer la fonction, à un moment et dans des circonstances données, par la ou les personnes les mieux placées.

Ce ne sont pas là seulement des considérations théoriques générales. Les Cigales ont trop souvent oublié ou négligé leur rôle en matière de formation, notamment d’auto-formation ou de formation mutuelle de leurs membres. De ce fait elles affaiblissent leur influence tant sur les entreprises financées que sur leur milieu de vie en général.

Les Cigales présentent dans l’ensemble un instinct de reproduction pour le moins émoussé. Les Cigales n’ont pas encore pris la mesure de l’importance des structures de coordination (Associations Territoriales ou Régionales et Fédération nationale), de la nécessité d’un financement qui leur laisse suffisamment d’indépendance à l’égard des pressions extérieures, de leur contrôle démocratique enfin les décisions de ces structures n’ayant véritablement de poids qu’en fonction de la valeur du débat qui les a fait naître.

Les Cigales enfin sont peu nombreuses à avoir pleinement conscience de leur rôle structurant pour l’économie. Bien sûr la modestie reste de mise. Mais il y a une différence fondamentale entre le rôle – hélas indispensable – des organismes caritatifs, qui tentent de répondre à l’urgence criante et celui d’organisations comme les Cigales qui démontrent concrètement qu’il est possible de vivre différemment l’économie. Chacun connaît du reste de ces cigaliers qui œuvrent activement dans tel réseau caritatif  et qui sont des piliers efficaces de l’économie alternative. Sans rôle structurant, la Cigales est réduite à l’état de guichet socio-financier parmi tant d’autres, puisque le genre a proliféré ces dernières années. Or nul besoin de profondes analyses pour constater que cette prolifération n’a fait qu’accompagner la dégradation de la situation, quand elle ne l’a pas favorisée, en fournissant d’avance un apparent remède aux blessures causées par l’économie florissante. En outre, perdue dans la grisaille du décor, la Cigales a du mal à trouver des projets – de bons projets – à financer.

Les Associations Territoriales ou Régionales, dans une certaine mesure, et, sans doute davantage, la Fédération nationale portent leur part de responsabilité dans ces oublis ou ces abandons. Mais il s’agit clairement d’un problème de poule et d’œuf. La faiblesse du contrôle démocratique des mandants sur les structures de coordination engendre les « notables » de ces structures. Ces notables, qui participent aux colloques, séminaires et autres tables rondes sur tout ce qui s’appelle solidaire, souvent avec un dévouement réel et sincère et au détriment de leur vie personnelle ou professionnelle, passent vite pour les seuls spécialistes compétents. Le mythe du professionnalisme est puissant. Les notables, seuls dans les moments difficiles ou devant les décisions délicates – il n’y a pas que des cocktails et des commémorations –, sont conduits à trancher sans le recours à un débat démocratique. Cette prise de pouvoir de fait décourage les velléités de contrôle démocratique qui ne sont pas assorties d’une détermination sans faille. Et la boucle est bouclée. Je reste toutefois convaincu que ce cercle vicieux n’a pas besoin de grand chose pour (re)devenir vertueux.

Ces critiques, qui mériteraient certainement des atténuations, ne doivent cependant pas dissimuler nombre de réussites. J’en citerai deux auxquelles je suis particulièrement sensible. La première est d’avoir su résister au temps, même au prix de quelque érosion. La deuxième est d’avoir su résister, dans l’ensemble, à la tentation du « clochemerlisme », c’est-à-dire d’une conception étroite du mot « locale » dans « gestion alternative et locale » conduisant à une confusion entre la gestion de l’épargne qui, elle, ne saurait être que locale, car non déléguée, et les investissements qui, eux, peuvent être réalisés sans contrainte de localisation. Ainsi, à mainte reprise, des Cigales parfois éloignées géographiquement ont su participer conjointement à un même investissement.

Vingt ans après, comment vois-tu l’avenir des clubs Cigales ? Quelles évolutions pour l’outil et le mouvement ?

Quand on dénonçait au début des années 80 les méfaits des dogmes de l’économie dominante, on n’avait encore rien vu. La course au profit s’est accélérée, balayant sur son passage tout ce qui serait susceptible de la gêner : charges salariales et couverture sociale, développement raisonné du Tiers Monde, souveraineté des États et des populations, principes de précaution et d’économie, intérêt collectif et bien commun. Explosion du chômage, accélération d’une mondialisation anti-solidarités, appropriation du vivant, pillage des ressources naturelles, rénovation de la colonisation, guerres impérialistes sont les manifestations les plus visibles et aussi les plus douloureuses de cette évolution. D’autres conséquences sont parfois moins évidentes mais également pernicieuses : découragement des jeunes devant un avenir qui ressemble fort à une absence d’avenir, admiration aveugle de l’argent surabondant des stars de tous acabits, addictions diverses, notamment aux jeux d’argent, contemption de l’impôt et des mécanismes financiers de solidarité nationale ou internationale, bonne conscience des consommateurs, floraison de chartes éthiques et déontologiques dans les entreprises qui démontrent le mieux le contraire, exploitation capitaliste du filon écologique par des multinationales qui utilisent la protection de l’environnement comme paravent à leur ponction sur les richesses collectives.

Voilà un tableau dont le pessimisme pourrait bien pousser à l’inaction. D’autant que l’opinion commune depuis au moins dix ans est que les utopies sont mortes et heureusement car elles ne sauraient conduire qu’à la dictature et au totalitarisme. C’est vite oublier la dictature de l’argent et le totalitarisme de l’économie dite libérale.

L’utopie c’est la révolte, l’indignation à l’égard de tout ce qui ne rend pas justice à l’humain. C’est le refus de l’inacceptable. C’est la conviction que d’autres possibles existent et que l’humanité a ou devrait avoir une faculté de choix entre ces possibles. Des millions de personnes dans le monde le crient tous les jours, de Buenos Aires à Seattle en passant par San-Cristobal-de-Las-Casas, de Rangoon à Villeneuve lès Maguelonne en passant par Davos ou Évian, de Palestine au Pays Basque et en Galice en passant par la Kabylie, et en tant d’autres lieux.

Le slogan en 1985-1988 était : « Créer 1 000 Cigales en cinq ans ». Ce n’était pas réaliste. J’ignore si ce l’est aujourd’hui. Mais, à la différence d’autres mouvements aux idées sympathiques, les Cigales démontrent des idées en faisant, en agissant. C’est assez rare pour être souligné. Et c’est par contraste, dans notre monde qui attache plus de valeur au paraître qu’à l’être, assez surprenant pour attirer, sans doute pas des foules, du moins beaucoup plus de militants actifs et engagés. En particulier un effort – difficile assurément tant sur le plan conceptuel que sur le plan pratique – mériterait d’être développé en direction des jeunes, entre treize et dix-huit ans par exemple, peut-être en coopération avec des mouvements de jeunesse.

Contribuer, modestement certes, mais activement, à éviter le naufrage de notre monde, assurer la relève, rendre concrète l’utopie de la démocratie et de la solidarité, voilà des défis qui se présentent aux Cigales, même si à elles seules elles n’ont ni la compétence ni les moyens de résoudre tous les problèmes.

 

Propos recueillis par Olivier NICOL

Trouver un club Cigales